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23/09/2003: Lettre ouverte aux membres du Parlement Fédéral de Belgique

Le vote automatisé : une atteinte grave à la démocratie


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Si l’on en croit plusieurs déclarations de ministres du précédent et de l’actuel gouvernement fédéral, c’est au cours de la présente législature que le gouvernement demandera au parlement fédéral de légiférer pour uniformiser les modalités d’organisation des élections. Un choix devra donc être fait entre le retour pour tous au système traditionnel, la généralisation du dépouillement des bulletins en papier par lecture optique ou la généralisation du vote automatisé. C’est cette perspective, qui nous pousse à adresser cette lettre ouverte à nos députés et sénateurs, dans le but de leur faire prendre conscience de l’importance de l’enjeu et de leurs responsabilités en la matière. Car, comme nous le démontrons ci-après, le vote automatisé remet en question deux des fondements de notre système de démocratie représentative : le contrôle des opérations électorales par les électeurs et la garantie du secret du vote.

Bref rappel historique

C’est lors des élections législatives et provinciales du 24 novembre 1991 que fut introduit, pour la première fois en Belgique et sur initiative du gouvernement de l’époque, dans deux cantons, le vote électronique. Les motifs invoqués pour justifier l’expérimentation d’un système de vote automatisé étaient les suivants :

  1. il devenait de plus en plus difficile de trouver un nombre d’assesseurs suffisant pour assurer le contrôle des opérations dans les bureaux de vote et de dépouillement ;
  2. le recours à l’automatisation devait permettre aux pouvoirs publics de réaliser des économies notamment par la suppression des frais liés à l’achat, au stockage et à l’impression des bulletins ainsi que par la diminution du montant des indemnités destinées aux assesseurs ;
  3. l’automatisation devait permettre une communication plus rapide des résultats ;
  4. l’automatisation devait permettre d’augmenter la fiabilité de ceux-ci.

Ce système a ensuite été étendu à 20 % (en 1994) [1] puis 44 % (depuis 1999) du corps électoral.

Depuis les élections de 1999, une expérimentation alternative est menée dans les cantons de Chimay et de Zonnebeke : il s’agit d’un système de dépouillement des bulletins de vote papier par lecture optique.

La loi du 18 décembre 1998 a de plus institué un collège d’experts (désignés, sans obligation, par les différents parlements) chargé de remettre un rapport concernant le déroulement des scrutins dans les cantons utilisant un système de vote électronique ou de dépouillement par lecture optique.

Le parlement n’a, jusqu’ici, pas pris ses responsabilités

Il est plus que temps que les détenteurs du pouvoir législatif tirent un bilan sérieux des « expériences » menées depuis 1991. Dans son intervention lors d’un colloque organisé à l’Université Libre de Bruxelles en septembre 2000 [2], Anne-Emmanuelle Bourgaux, chercheuse au Centre de Droit public de l’U.L.B., déclarait à ce propos : « Les législations relatives à l’automatisation [des votes] se caractérisent par le fait qu’elles ont été adoptées dans des temps records avec des majorités frôlant l’unanimité » [3]. Mais elle ajoutait qu’on ne pouvait interpréter cette quasi-unanimité comme une adhésion politique massive des parlementaires au vote automatisé. Elle développait quatre éléments à l’appui de cette thèse :

« le premier élément concerne le moment du dépôt des projets. Toujours de nature gouvernementale, le dépôt des projets intervient à chaque fois à la veille d’échéances électorales proches, et en vue de celles-ci. » [4]

Le second élément peut être résumé comme suit : le projet de loi de 1991 a été présenté par le gouvernement de l’époque comme une « expérience » dont il faudrait tirer les leçons plus tard. Pourquoi le législateur aurait-il refusé une expérience ? Pourtant, la loi du 12 avril 1994 qui sortira juridiquement le vote automatisé du statut expérimental et permettra au Ministre de l’Intérieur de décider qui y sera soumis, sera adoptée sans réel débat. Et la loi de 1998 sera à nouveau présentée comme « expérimentale », le débat de fond étant à nouveau reporté.

Le troisième élément concerne la méthode utilisée par le Gouvernement, que l’on qualifiera de politique du fait accompli. En effet, les projets présentés au Parlement ont systématiquement été appuyés par des actes préalables qui anticipaient la délibération du Parlement.

Le quatrième élément concerne l’information qui est concédée par le Gouvernement aux parlementaires : « Si les différents projets de loi fourmillent d’appréciations positives, aucune donnée précise n’est fournie aux parlementaires de 1991, de 1994 ou de 1998 pour pouvoir évaluer les implications financières, matérielles, humaines de leurs choix. Les affirmations contradictoires sur les options technologiques présentées d’année en année, alors même que le Parlement n’est pas outillé pour en évaluer l’ensemble des conséquences, illustrent cette sous-information. » [5]

La chercheuse concluait logiquement : « la réglementation belge se caractérise par l’absence de réflexion globale et de débat de fond préalable, ce qui entraîne un traitement partiel et fragmentaire des problèmes que peut susciter cette automatisation », tout en enjoignant le Parlement « à sortir (?) de ses pudeurs et réserves (?) même si le poids de ses décisions passées lui rendent lourde une vigilance nouvelle ». [6]

Nous avons depuis lors pu constater que c’est avec le même manque de sérieux qu’a été discutée puis adoptée la loi du 11 mars 2003 qui introduisait, entre autres, « un système de contrôle du vote automatisé par impression des suffrages émis sur support papier »( voir page 6).

Les objectifs visés n’ont pas été atteints

Les objectifs annoncés par les initiateurs de l’« expérience » du vote électronique ont-ils été réalisés ? Vu le peu d’informations diffusées par le Ministère de l’Intérieur, nous nous sommes basés, pour répondre à cette question, sur les sources suivantes : les trois rapports des experts désignés par les divers parlements (élections de 1999, 2000 et 2003), des comptes rendus analytiques de débats à la Chambre et au Sénat, une étude publiée par l’Institut Emile Vandervelde [7] (janvier 2001), l’article d’Anne-Emmanuelle Bourgaux déjà cité, divers articles de presse et les informations que nous avons pu réunir par nos propres moyens.

Reprenons donc les quatre objectifs officiellement poursuivis par les initiateurs de l’« expérience » commencée en 1991 (voir page 1).

1. A notre connaissance, ni au départ, ni aux différentes étapes (1991, 1994, 1999, 2000, 2003) de l’« expérience », aucun chiffre n’a été fourni aux parlementaires aussi bien concernant la difficulté de trouver des assesseurs qu’au sujet de la diminution du nombre des assesseurs nécessaires qu’aurait engendré le passage au vote électronique. Les seules choses que l’on peut affirmer de manière certaine sont que, du fait de l’automatisation, les assesseurs au dépouillement ont disparu mais qu’à contrario, les personnes mobilisées dans les bureaux où l’on vote électroniquement effectuent des prestations nettement plus longues que les autres : bureaux ouverts officiellement jusqu’à 15 heures (au lieu de 13 là où est utilisé le système traditionnel) et souvent, dans les faits, jusqu’à 17 heures. Notons également que le nombre des assesseurs par bureau de vote est passé de quatre à cinq et que le président et le secrétaire doivent obligatoirement être aidé d’un secrétaire adjoint « justifiant d’une expérience en informatique ». [8]

2. En ce qui concerne les économies que le passage à l’électronique permettrait de réaliser, par la diminution des frais de papier et celle du nombre des assesseurs, très peu d’informations ont été divulguées, ce qui rend bien sûr toute évaluation précise impossible. Voici cependant ce qu’on peut lire à ce sujet dans l’étude publiée par l’institut Emile Vandervelde en 2001 : « aucun chiffre n’a été fourni concernant la première expérience de 1991 à charge de l’Etat, le coût de la réalisation des différents logiciels ou celui du coût d’investissement du matériel de la première vague d’automatisation acquise par l’Etat. On sait simplement que le vote automatisé représentait en 1999 pour les firmes Bull et Philips, un marché de 600 millions de FB. Selon le Ministère de l’Intérieur, le coût du scrutin automatisé s’élève à environ 35 FB par électeur et par élection. Il ne serait pas supérieur à celui du vote traditionnel (il semble d’ores et déjà exclu qu’il lui soit inférieur). Cette estimation repose toutefois sur l’affirmation d’un amortissement du matériel informatique réalisé sur 10 ans, ce qui semble a priori peu crédible quand on connaît la durée de vie de ce matériel (?). On ignore également si une série de frais connexes à l’automatisation ont été pris en compte : études préalables, frais de personnel au sein du Ministère, campagnes d’information spécifiques, assistance technique et réparations de matériel, ? ».

Et les auteurs de l’étude de conclure : « A défaut de disposer d’informations plus précises, le coût du vote automatisé apparaît en réalité supérieur à celui du vote traditionnel ». [9]

L’élection de mai 2003, a confirmé le caractère éminemment « périssable » du matériel informatique : dès le début des opérations électorales, les ordinateurs en ordre de marche ont été moins nombreux que lors de l’élection précédente (ce qui explique en partie la longueur des files d’attente) et les pannes se sont multipliées tout au long de la journée.

Et l’expérience du « ticketing » (voir p. 6) a bien sûr occasionné des frais supplémentaires. [10]

3. L’introduction du vote électronique a-t-il permis que le résultat des élections soit connu plus rapidement qu’avec le système traditionnel ? On aurait pu l’espérer puisque ce système supprime les opérations de dépouillement. Et pourtant il n’en a rien été. Lors des dernières élections par exemple (mai 2003), les résultats des cantons bruxellois, pour lesquels, le vote électronique était partout de rigueur, ont été connus bien après la plupart des autres résultats. Ce paradoxe s’explique en partie par les retards accumulés durant les opérations de vote et sans doute aussi parce que quelques résultats manifestement aberrants ont donné lieu a de fastidieuses vérifications (voir ci-après).

4. Le vote automatisé s’avère de plus non fiable techniquement. Il a fallu que des résultats aberrants apparaissent pour que l’on s’en rende compte.

C’est ainsi, par exemple, que le « Rapport concernant les élections du 18 mai 2003 » du collège des experts mandatés par les différents parlements nous apprend qu’une erreur de 4096 voix de préférence a été détectée dans le canton de Schaerbeek. Après une courte enquête, les experts ont conclu que « l’erreur pouvait probablement [c’est nous qui soulignons] être attribuée à une inversion spontanée d’une position binaire dans la mémoire vive du PC. » (p.18). Nous ne nous prononçons pas ici sur le bien fondé de cette conclusion « probable ». Mais nous faisons remarquer deux choses :

1°. avec le système du vote électronique des erreurs sont possibles (les rapports des experts en ont mentionné lors de chaque élection) ;
2°. Ces erreurs ne sont détectables que lorsque apparaissent des résultats aberrants [11]. A contrario, dans le cas du système traditionnel (« vote papier »), non seulement chaque électeur peut être certain que c’est le vote qu’il a inscrit sur son bulletin qui sera lu par les assesseurs, mais encore les assesseurs au dépouillement sont là pour vérifier par recoupement les additions des résultats partiels qu’ils ont la charge d’établir.

Malgré l’indigence des informations fournies par le Ministère de l’Intérieur, on peut sans aucun doute conclure que ces « expériences » n’ont pas été concluantes, au moins pour trois des quatre objectifs poursuivis.

Des « effets collatéraux » catastrophiques pour la démocratie

En 1991, le Ministre de l’Intérieur présenta le projet de loi introduisant le vote automatisé comme une mesure purement technique. En réalité cette réforme du système électoral portait atteinte à deux principes fondamentaux garantissant la fiabilité des élections : le contrôle des opérations électorales par les électeurs et le secret du vote.

Absence de contrôle des opérations électorales par les électeurs

Dans une démocratie représentative telle que la nôtre, dans leur immense majorité, les citoyens ne participent pas directement aux décisions politiques. Détenteurs de la « souveraineté populaire », ils délèguent temporairement leur pouvoir, par le système des élections, à des représentants élus par eux pour quatre, cinq ou six années. Ils ne détiennent véritablement le pouvoir politique que le jour des élections, moment crucial au cours duquel ils choisissent les personnes qu’ils jugent les mieux à même de les représenter et de défendre leurs intérêts, individuels ou collectifs. Mais quelle confiance peuvent-ils encore accorder aux opérations électorales s’ils sont privés de toute possibilité de contrôle sur celles-ci ?

Or, avec le vote électronique, c’est exactement ce qui se passe :

Pour exprimer notre choix, nous recevons un bulletin de vote magnétique sous forme d’un objet semblable aux cartes bancaires. Le président du bureau de vote « initialise » notre carte avant de nous la confier, ce qui revient, nous dit-on, à y inscrire un vote blanc. Elle détient donc des informations que le citoyen ne voit pas. Est-ce la seule information qui s’y inscrit ? ON nous dit que oui mais nous ne pouvons en être certains car nous ne voyons rien. Dans le cas du bulletin papier, nous pouvons le vérifier sans difficulté.
Nous désignons ensuite notre (nos) candidat(s) au moyen d’un crayon optique et notre choix s’affiche sur un écran. Lorsque nous "validons" notre choix, sommes-nous certains qu’il s’inscrit sur la carte magnétique que nous avons introduite dans la fente prévue à cet effet ? Comment pourrions-nous en être sûrs puisque nous ne voyons rien ? Sommes-nous certains que ce soient les seules informations qui s’enregistrent ? Pas plus.

ON nous dit que nous pouvons réintroduire notre carte dans la machine, mais la relit-elle réellement ou a-t-elle gardé nos gestes en mémoire ? Nous voulons la faire lire par une autre machine ? La loi ne nous y autorise pas. Lorsqu’il s’agit d’une opération bancaire, nous pouvons vérifier l’exactitude de l’opération à posteriori, par la lecture des mouvements effectués sur notre compte. Dans le cas des élections, c’est impossible : le vote est (théoriquement) secret.

Lorsque nous pensons avoir voté, nous reprenons notre bulletin magnétique et nous l’introduisons dans une urne électronique. Cette machine dispose d’un logiciel sensé lire notre bulletin de vote. Sommes-nous certains que cette machine enregistre correctement le vote contenu dans notre carte et ne modifie en rien ce qui (en principe) y est enregistré ? Nous n’en savons rien. ON nous dit que oui mais nous ne sommes pas en mesure de le vérifier.

Avec le vote électronique, il n’y a plus de dépouillement. Ce sont des machines qui décodent les disquettes provenant des urnes électroniques. Tout cela dans la plus parfaite opacité : personne ne voit rien, ce sont les machines qui opèrent. Dans le cas du vote papier, les bulletins sont comptés, triés et dépouillés, par des citoyens sous la surveillance d’autres citoyens.

Le législateur a confié la lourde tâche de vérifier le bon fonctionnement des élections aux présidents des bureaux de vote, aux assesseurs et aux témoins des partis. Depuis l’introduction du vote électronique, aucune de ces personnes n’est en mesure d’affirmer que tout s’est déroulé correctement, car ce sont les machines qui opèrent. Si une machine tombe en panne, le président du bureau de vote fait appel à un technicien d’une firme privée désignée à cet effet. Qui peut affirmer qu’aucun vote ou décompte n’est modifié lors de cette intervention ?

Le législateur a bien décidé que 9 experts au plus, désignés (facultativement !) par les diverses assemblées parlementaires du pays, surveilleraient l’ensemble des opérations électroniques avant et pendant les élections. Neuf personnes pour tout le pays ! A vérifier quoi ? Dans leur rapport concernant les élections de juin 1999, ces experts constataient que, dans la pratique, seuls les techniciens des firmes privées qui ont installé les systèmes étaient en mesure de les contrôler efficacement [12], constatation qu’ils réitéraient dans leur rapport concernant les élections communales d’octobre 2000 [13].

Mais même si les experts désignés par les parlements contrôlaient efficacement les systèmes informatiques utilisés, il n’en resterait pas moins que la grande masse des électeurs se verrait toujours dépossédée de toute possibilité de contrôler elle-même les élections.

Et c’est bien là le fond du problème : le vote automatisé, tel qu’il est pratiqué en Belgique, empêche tout contrôle des élections par les citoyens !

Sous le couvert d’améliorations « purement techniques » le pouvoir exécutif s’est ainsi approprié le contrôle des opérations électorales. Pire, il l’a délégué à des opérateurs privés. Et les parlementaires ont, à chaque étape, entériné ce déni de démocratie.

Secret du vote bafoué

Si, pour voter, l’électeur dépend de machines qu’il ne contrôle pas, il lui devient impossible de s’assurer que son vote restera secret. Or la garantie du secret du vote est une condition sine qua non d’une élection libre et honnête. [14] Mais cela ne semble poser aucun problème ni à nos gouvernants ni à nos législateurs, puisque l’article 9 de la loi du 12 avril 1994 prévoit explicitement la possibilité de violer le secret du vote : « l’électeur qui éprouve des difficultés à exprimer son vote peut se faire assister par le Président ou par un autre membre du bureau désigné par lui ». Dans la pratique, les personnes non familiarisées avec l’informatique étant très nombreuses, les interventions des présidents et assesseurs auprès des votants sont devenues monnaie courante.

Notons que la loi du 11 mars 2003 qui organise le système du « ticketing » prévoit elle aussi, en son article 8 §2, le viol du secret du vote : si l’électeur constate une discordance entre les suffrages qui apparaissent sur l’écran et ceux imprimés sur le support papier il doit faire appel au président du bureau de vote pour constater cette différence (article 8 §2).

Quelques autres inconvénients du vote automatisé

Nous nous contenterons ici de citer un extrait significatif de l’étude effectuée par l’Institut Emile Vandervelde en 2001 :

« Ce sont principalement les personnes âgées et les personnes moins éduquées qui risquent d’éprouver des difficultés à utiliser un matériel informatique avec lequel ils ne sont pas familiarisés. Le recours à une technologie avancée pour l’exercice d’une des prérogatives les plus importantes de la citoyenneté risque donc de constituer une nouvelle forme d’exclusion vis-à-vis de ces catégories de personnes.

Une étude réalisée par la VUB entre 1995 et 1996 démontre que le vote électronique peut avoir une incidence sur le comportement de l’électeur. La présentation des candidats d’une même liste électorale sur plusieurs colonnes en raison de la petite taille de l’écran de la machine à voter a en effet des conséquences inattendues.

Il a été constaté que le nombre de voix de préférence des candidats placés au sommet ou à la base des colonnes augmentait significativement.

L’utilisation du vote électronique a donc pour conséquence qu’à l’ordre de présentation déterminé par les partis politiques, se substitue l’ordre de présentation de la machine. Ce phénomène ne résulte aucunement d’une volonté du législateur alors que ses conséquences sont probablement aussi importantes que celles découlant de la diminution de l’effet dévolutif de la case de tête. [15]

Le processus du vote électronique oblige également l’électeur à déterminer préalablement la liste de son choix avant de pouvoir sélectionner un candidat. A Bruxelles, il est même obligé de choisir préalablement le collège francophone ou néerlandophone. Il s’agit également de contraintes qui peuvent avoir une influence sur son vote. » [16]

Le « ticketing » : voyage en absurdie ? et dans l’illégalité

Dans le souci « d’augmenter la confiance du public » (et non la capacité de contrôle des citoyens, notons-le), le gouvernement a fait adopter par le parlement la loi du 11 mars introduisant, à titre expérimental (encore une fois !), dans deux cantons électoraux, « un système de contrôle du vote automatisé par impression des suffrages émis sur support papier ». Il s’agissait concrètement d’offrir la possibilité à l’électeur de visualiser, sur un « ticket » défilant derrière une vitre, les votes apparus sur l’écran de l’ordinateur.

Nous avons déjà fait remarquer que cette loi organisait le viol du secret du vote puisque dans le cas où l’électeur constatait que les votes qui apparaissaient sur l’écran ne correspondaient pas à ceux qui figurent sur le « ticket », il était obligé de faire constater cette différence par le président du bureau de vote pour obtenir le droit de revoter (article 8).

La loi prévoyait aussi (article 9) que les tickets devaient être comptabilisés par des assesseurs prévus à cet effet et que le président du bureau principal de canton devait vérifier la concordance entre les résultats de la totalisation des votes enregistrés sur les cartes magnétiques et ceux donnés par le dépouillement manuel des « tickets ». Il était encore précisé qu’à défaut de concordance, la priorité serait accordée aux résultats du dépouillement des documents imprimés.

Cette expérience a été un échec.

Le « ticketing » c’est avéré être un système encore plus lent que le vote électronique sans ticket. Le comptage des tickets s’est révélé extrêmement fastidieux [17]. Dans l’un des deux cantons concernés, celui de Waarschoot, le comptage manuel a donné un résultat différent de la totalisation électronique [18]. Dans un « complément au rapport du collège d’experts chargé du contrôle du vote automatisé, concernant l’expérience « ticketing » à Waarschoot et Verlaine » marqué « CONFIDENTIEL » [ pourquoi ? ] on peut lire : « L’expérience est concluante dans la mesure où, au niveau du vote, la concordance entre le vote visualisé à l’écran et imprimé a pu être établie dans l’isoloir [ Par qui ? Les experts auraient-ils été présents dans chaque isoloir de ces cantons tout au long de la journée ? ]. L’expérience n’est pas concluante dans la mesure où la conception et la forme des tickets n’a pas permis d’effectuer le comptage manuel conformément aux prescriptions légales. »
Et les experts de conclure : « Le collège est d’avis que les résultats des opérations de dépouillement manuel des tickets ne peuvent être considérés comme fiables et que les résultats de la totalisation automatisée peuvent être considérés comme les plus fiables. » Affirmation (sans aucun argument à l’appui pour ce qui concerne la fiabilité de la totalisation automatique) dont la conclusion logique aurait dû être que la loi n’ayant pu être appliquée, il fallait revoter dans le canton concerné. Ce qui, en toute illégalité, n’a pas été fait, malgré une requête en ce sens déposée par le député Geert Bourgeois [19].

Ceci dit, en admettant qu’il soit susceptible d’amélioration, ce système ne pourrait rencontrer l’exigence démocratique d’un contrôle par les citoyens ordinaires que s’il était généralisé, autrement dit si un décompte manuel des « tickets » par des citoyens-assesseurs était organisé dans l’ensemble des cantons du pays. On voterait électroniquement mais seuls les résultats « papiers » seraient considérés comme valables. Alors pourquoi voter encore électroniquement ? A qui profiterait cet énorme investissement financier ?

Le dépouillement par lecture optique

La loi du 8 décembre 1998 a prévu l’organisation d’une nouvelle « expérience » : le dépouillement des bulletins en papier par lecture optique. Celui-ci a été effectué dans deux cantons (Chimay et Zonnebeke) lors des élections de 1999, 2000 et 2003. Le collège des experts a estimé en 2000 que ce type de dépouillement était devenu « fiable et mûr » [20]. Ce jugement a été confirmé en 2003 [21].

Ce système est fondamentalement différent du vote automatisé puisque l’ensemble des opérations de vote reste manuel et que des bureaux de dépouillement sont constitués. La lecture optique vise à accélérer le dépouillement des bulletins papier. Cette opération se fait sous le contrôle des assesseurs qui ont toujours la possibilité d’effectuer des recomptages manuels. Nous estimons que le dépouillement par lecture optique est envisageable, à condition de n’être utilisé que comme une aide technique et que les assesseurs désignés pour les opérations de dépouillement restent entièrement maître des opérations ; autrement dit, à condition qu’ils gardent à tout moment la possibilité d’effecteur des contrôles manuels, les résultats de ceux-ci devant avoir la prééminence sur les comptages par machine en cas de différence. Et pour garantir que ces contrôles aient vraiment lieu, il faudraitquela loi prévoit une vérification obligatoire d’un pourcentage significatif des résultats comptés automatiquement et ce, dans tous les bureaux de dépouillement. Dans le cas ou un comptage manuel donnerait un résultat différent du dépouillement automatisé, tous les bulletins de vote du bureau concerné devraient être recomptés manuellement.

Encore faudrait-il savoir ce que la généralisation de ce système coûterait aux contribuables et si cette dépense doit être considérée comme prioritaire par rapport à d’autres peut-être plus nécessaires.

Utiliser l’informatique à bon escient

L’informatique est utilisée depuis longtemps, dans le cadre des opérations électorales, pour effectuer les totalisations des résultats des différents bureaux de dépouillement. Cela ne pose pas de problème à partir du moment où le comptage des bulletins de vote reste sous le contrôledecitoyensordinaires(et non d’experts en informatique)etqueces opérations de totalisation peuvent faire l’objet de contrôles. Autrement dit, à condition qu’il reste possible, en cas de contestation des résultats, de procéder à des recomptages manuels des bulletins papier.

Le système du vote informatisé, tel qu’il est actuellement « expérimenté » en Belgique ne permet aucun contrôle, ni pendant les opérations électorales, ni après.

Les citoyens qui, en désespoir de cause, ont, en nombre croissant, dénoncé ce système en justice, se sont à plusieurs reprises vu déboutés par les tribunaux belges pour la raison qu’ils n’apportaient pas la preuve d’une irrégularité ? alors que ce qu’ils dénonçaient était justement le fait que ce système ôte toute possibilité de constater une irrégularité à moins d’un résultat manifestement aberrant. [22] Ce qui a amené un certain nombre d’entre eux à porter leur affaire devant la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg. [23]

A qui profite le vote automatisé ?

Nous venons de démontrer, à suffisance nous semble-t-il, que le système de vote automatisé est à rejeter parce qu’il ne rencontre pas les objectifs qui avaient justifié son « expérimentation » et, surtout, parce qu’il viole deux principes fondamentaux d’une élection démocratique : le contrôle des opérations électorales par les citoyens-électeurs et la garantie du secret du vote.

Le seul « avantage » - hypothétique puisque aucun chiffre n’est disponible - de ce système serait qu’il permettrait de diminuer le nombre de citoyens-électeurs mobilisés le jour des élections. Mais est-ce vraiment un avantage ? Une démocratie représentative n’a-t-elle pas intérêt au contraire, dans un souci de pédagogie citoyenne, à faire des jours d’élections des moments de grande mobilisation populaire, de célébration active de ce moment rare où s’exerce la souveraineté populaire ?

Et voici que le nouveau gouvernement manifeste son intention de dépenser plus d’argent encore en décrétant que « quinze jours avant la date des élections, les électeurs recevront avec leur convocation un modèle de bulletin de vote ou une reproduction des écrans de la machine à voter » et qu’« afin de permettre un contrôle ultérieur efficace lorsque le vote émis est électronique, une version imprimée du vote sera déposée par l’électeur dans une urne ». [24]

Ainsi, chaque électeur serait amené à voter électroniquement pour produire un bulletin papier ! De qui se moque-t-on ? ? Ou, plutôt, à qui cela profiterait-il ?

La réponse est évidente : si la grande perdante du vote automatisé est la démocratie, les seules gagnantes sont les grandes firmes informatiques. La Belgique et les Pays-Bas sont actuellement les seuls Etats européens où le vote automatisé est en vigueur (sans être encore généralisé). Ces deux pays constituent, en Europe, des « ballons d’essai » qui devront servir d’exemples pour pouvoir conquérir d’autres marchés autrement plus intéressants parce que beaucoup plus vastes. C’est ainsi que des tests sont actuellement organisés un peu partout en Europe pour les élections européennes. En dehors de l’Europe, le Brésil en a déjà fait les frais ainsi que de nombreux Etats des Etats-Unis d’Amérique.

Allons-nous accepter que notre démocratie soit sacrifiée sur l’autel des profits de quelques sociétés d’informatique ?

Envoi

Mesdames et Messieurs les Députés et Sénateurs, face à une telle situation, nous vous demandons instamment de prendre vos responsabilités avant qu’il ne soit trop tard. Exigez un vrai débat parlementaire ! Exigez des chiffres précis et rendez-les publics ! Et, au moment décisif, rappelez-vous qu’une démocratie représentative digne de ce nom est incompatible avec un dispositif qui prive les citoyens ordinaires de toute possibilité de contrôle sur les opérations électorales.


Bruxelles, le 26 septembre 2003

Pour l’association Pour EVA (Pour une Éthique du Vote Automatisé) [25],

Marc Deroover
David Glaude
Hendrik Laevens
Alexandra Mocole
Michel Staszewski
Claire Verhesen


[1Par la loi du 12 avril 1994. Cette loi a entre autres permis que l’extension de l’« expérience » à d’autres cantons électoraux se fasse par simples arrêtés royaux.

[2BOURGAUX, A.-E., « Le vote automatisé : du mythe de Prométhée à celui de Frankenstein » in, Les élections dans tous leurs états. Bilan, enjeux et perspectives du droit électoral, colloque organisé les 22-23 septembre 2000 par le Centre de droit public de l’Université libre de Bruxelles, Collection de la Faculté de Droit de l’U.L.B., Bruylant, Bruxelles, 2001, pp. 157 à 245. Nous recommandons vivement la lecture de cette étude très fouillée à nos parlementaires fédéraux.

[3Ibidem, p. 232.

[4Ibidem, p. 233.

[5Ibidem, pp. 237.

[6Ibidem, pp. 241-242.

[7Institution liée au Parti Socialiste.

[8Article 14, 2° de la loi du 18 décembre 1998.

[9Institut Emile Vandervelde, Le vote informatisé, 8 janvier 2001, pp. 13 et 14. Cf. aussi, BOURGAUX, A.-E., op. cit. pp. 239-240.

[10Dans une note datée du 11 juillet 2002, le ministre de l’Intérieur informait le ministre du Budget que l’introduction du système de « ticketing » dans deux cantons électoraux engendrerait des frais supplémentaires d’un montant de 450.725 euros.

[11Dans le cas de Schaerbeek, que nous avons cité en exemple, c’est parce qu’il est apparu, au soir de l’élection du 18 mai 2003, qu’un candidat avait obtenu plus de voix de préférence que le nombre total de voix exprimées pour la liste dont il faisait partie, que l’erreur a été détectée (cf. Collèges d’experts chargés du contrôle des systèmes de vote et de dépouillement automatisés, Rapport concernant les élections du 18 mai 2003, pp. 18-19). Autre exemple d’erreur détectée lors des dernières élections : dans le canton de Waarschoot où était expérimenté le système du « ticketing », le nombre de voix comptabilisé électroniquement ne correspondait pas au nombre de voix apparaissant sur les « tickets » (cf. Sénat de Belgique, Séance plénière du 5 juin 2003- Annales, pp. 7 et 8).

[12Collège d’experts chargés du contrôle des systèmes de vote et de dépouillement automatisés, Rapport concernant les élections du 13 juin, s.l., 25/06/99, pp. 58-59.

[13Collège d’experts chargés du contrôle des systèmes de vote et de dépouillement automatisés, Rapport concernant les élections du 8 octobre 2000, Chambre des Représentants et Sénat de Belgique, 18/10/2000, pp. 62-63.

[14En Belgique, c’est en 1877 que le secret du vote a été garanti (loi du 9 juillet 1877). Ce caractère secret du vote est devenu un prescrit constitutionnel en 1920 (Cf. BOURGAUX, A.-E., op. cit., p. 171).

[15Lors des élections du 18 mai 2003, le fait qu’en de très nombreux endroits, en infraction avec le code électoral, les listes des candidats n’étaient pas affichées dans les isoloirs des bureaux de vote informatisés n’a pu qu’amplifier les phénomènes mentionnés par cette étude de la VUB.

[16Cf. aussi BOURGAUX, A.-E., op. cit., pp. 220 à 231.

[17Cf. Collège d’experts chargés du contrôle des systèmes de vote et de dépouillement automatisés, Rapport concernant les élections du 18 mai 2003, p. 20.

[18Cf. Sénat de Belgique, Séance plénière du 5 juin 2003- Annales, p. 7.

[19Cf. ibidem, pp. 7-8 et Chambre des Représentants de Belgique, Compte rendu analytique. Séance plénière du jeudi 5 juin 2003, p. 19.

[20Cf. Collège d’experts chargés du contrôle des systèmes de vote et de dépouillement automatisés, Rapport concernant les élections du 8 octobre 2000, p. 68.

[21Cf. Collège d’experts chargés du contrôle des systèmes de vote et de dépouillement automatisés, Rapport concernant les élections du 18 mai 2003, p. 20.

[22Notons toutefois qu’en 1999, à la suite d’une plainte de cinq électeurs qui demandaient réparation à l’Etat pour avoir organisé des élections suivant un système opaque, la Cour d’Appel de Bruxelles a admis que : « ? il convient de répéter qu’il ne peut être exclu que les craintes des demandeurs puissent, dans un contexte non démocratique et entre des mains peu honnêtes et mal intentionnées, déboucher sur une situation de fraude sans doute moins aisément décelable ? ».

[23Plusieurs affaires y sont actuellement en attente de jugement.

[24Extrait du programme de gouvernement (point 4 du chapitre intitulé « Plus de démocratie citoyenne et participative » - juillet 2003).