28/05/2014: Gros soucis autour du vote électronique : analyse de Marc Uyttendaele
Soir Première, l’invité (28/05/2014)
L’invité d’Arnaud Ruyssen ce 28 mercredi mai 2014 dans Soir Première (RTBF radio, La Première). Ce soir, c’est Marc Uyttendaele qui répond aux questions d’Arnaud Ruyssen. Il sera question du vote électronique.
Podcast ici (08:16)
Arnaud Ruyssen : Alors, on va revenir avec vous sur ces gros soucis autour du vote électronique. Je vous propose d’écouter d’abord, peut-être, Marc Uyttendaele, ce que disait ce matin l’Ecolo Marcel Cheron sur notre antenne.
Extrait d’une intervention de Marcel Cheron : "Le ministère de l’intérieur hier à 18 heures annonce qu’il a enfin réglé les bugs informatiques, mais il crée un bug démocratique, et ce bug démocratique, c’est de refiler la patate chaude, à qui ? Au bureau principal à Schaerbeek et à Eupen, qui n’ont pas pu, eux, valider correctement, avec un vision contradictoire des choses, avec des témoins, avec une procédure adaptée. Et donc, on est là devant un déficit. Or, ce qui crée, l’élément essentiel, en démocratie lors du vote, c’est la confiance. Et cette confiance, elle est quand même nettement ébréchée."
AR : Alors, est-ce qu’on a un bug démocratique et une vraie ruputure de confiance aujourd’hui, Marc Uyttendaele ?
Marc Uyttendaele : Oui, je crois que Marcel Cheron, comme souvent, parle d’or. Il dit quelque chose qui est évident, c’est qu’on est en plein dysfonctionnement. Alors, il ne faut sans doute pas l’exagérer, dès le moment où cela ne concerne qu’un nombre extrêmement limité de votes, mais en démocratie, chaque vote est en soi sacré, ou précieux en tous cas. Donc c’est vrai qu’il y a un problème majeur, que ce problème majeur est emblématique d’un système de vote, qui le système électronique, qu’on peut trouver confortable, pour ceux en tous cas qui le comprennent et l’utilisent, mais qui pose quand même un problème démocratique réel, c’est qu’on dépend d’une technologie que seuls très peu de gens comprennent, et que même les responsables politiques qui assument la responsabilité politique des élections ne comprennent pas. Et donc, c’est vrai, on a vu les présidents de parti francophones en sonner le glas, je crois que sur ce plan, ça été tellement loin, il y a une telle impasse dans le mode de fonctionnement du système et une légèreté coupable dans la manière de le faire fonctionner qu’on est sans doute en bout de processus.
AR : Vous ne pensez pas qu’on va en rester au stade des déclarations ? Là, il y a une étape qui a été franchie qui fait que sans doute le vote électronique, en tous cas pour la partie francophone du pays, est mort pour les années qui viennent.
MU : Moi j’ai l’impression, maintenant vous savez, je ne suis pas un devin, mais qu’on ne va probablement pas revoter alors que cela aurait pu être concevable, mais ce serait sans doute justifié dans les cantons en cause, on ne va sans doute pas aller aussi loin dans les conséquences qu’on en tire, mais le prix à payer ça sera la suppression pure et simple d’un mauvais système de vote.
AR : alors justement, revenons peut-être au cas précis ici qui nous occupe, alors selon la cellule élections du SPF intérieur, on devrait aller, en tous cas c’est ce qui est préconisé, il y a une réunion qui aura lieu ce soir, vers l’annulation de quelque 2000 votes, c’est-à-dire 0,06% des votes exprimés, et on nous précise du côté du ministère de l’intérieur, que ça ne changerait en rien l’attribution des sièges. Par contre, en voix de préférences, on peut imaginer que certaines candidats se disent, avec quelques voix en plus, ils auraient pu prendre la place d’un co-listier ou d’une co-listière dans l’attribution des sièges à l’intérieur d’une liste. Est-ce que ça c’est suffisant pour qu’on puisse avoir des recours dans les jours qui viennent ?
MU : C’est non seulement suffisant pour qu’il y ait des recours, et ça serait suffisant de manière évidente en fonction de la jurisprudence du Conseil d’État qu’on connait, mais qui ne s’applique pas aux élections régionales, europénnes et législatives mais qui s’appliquent aux élections communales, ça serait une cause d’annulation des élections, ça c’est très clair. Si une juridiction avait à connaitre de ce type de problématique, on déboucherait presque inexorablement sur une annulation des élections. Maintenant, il faut savoir qu’on est dans un système très particulier, qui est ancien, qui est contestable, mais où le contrôle des élections se fait par les parlements eux-mêmes, au moment de ce qu’on appelle la vérification des pouvoirs. Et donc, on va demander en quelque sorte, à des parlementaires qui viennent d’être élus, qui en sont réjouis, de se faire hara-kiri. C’est possible, le système démocratique le permettrait et l’exigerait même peut-être, mais ça me parait hautement improbable, et j’ai le sentiment que le prix à payer justement ce serait une modification de la législation, mais ma Belgique à cet égard, et c’est une des grandes failles dans son système constitutionnel, ne prévoit pas de contrôle d’une juridiction sur le bon fonctionnement du système électoral.
AR : Ceci dit, est-ce ça ce ne serait pas donner beaucoup de pouvoir aux juges, par rapport à ce qui est le saint des saints aussi du système démocratique, c’est-à-dire par rapport à ce moment de l’élection, contrôlé par les citoyens, le fait de donner une possibilité à la justice, de venir invalider ou non un vote qui a été exprimé.
MU : D’abord, je vous dis, ça se passe déjà pour les élections provinciales et le Conseil d’État. D’autre part, je ne suis pas suspect, je crois, de ne pas me méfier du pouvoir des juges, je le critique très souvent. Mais vous savez, on en revient toujours à Montesquieu : "Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir." Et ici, il n’est pas sain que ce soient ceux qui sont directement concernés par une question qui puissent la trancher en leur faveur. Et c’est exactement le système belge de contrôle des élections. Et plus fondamentalement, je peux vous donner des indications de droit comparé, dans tous les pays démocratiques ou presque, il n’y a que le Luxembourg, l’Italie, la Belgique et la Roumanie qui font exception à la règle, il y a un contrôle juridictionnel des élections. Et la commission de Venise du Conseil de l’Europe, qui donne des conseils aux états sur le plan constitutionnel, considère qu’une démocratie qui se comprend bien, doit organiser ce contrôle juridictionnel.
AR : Donc vous plaidez pour qu’on avance aussi, à terme chez nous, vers cela, indépendamment des questions qui se posent sur le vote électronique, pour qu’on revoie un petit peu les procédures d’examen de la validité des votes exprimés ?
MU : Oui, je plaide, mais je ne mets pas dans ceux du conseil de l’Europe, cela n’a rien de très original. Mais je crois qu’il faut toujours éviter d’abimer la démocratie par des comportements qui sont arbitraires, ou peuvent apparaitre comme arbitraires. Et ici, on en a un bel exemple, les parlementaires qui sont élus, donc qui ont gagné les élections, devraient décider d’annuler ces élections, pour qu’on revote en prenant le risque de ne plus être élu. C’est leur demander quelque chose qui extrêmement violent, et ce qui est absurde, c’est que le système le leur demande, en quelque sorte.
AR : Un petit mot sur une spécificité si on devait décider de revoter, par exemple dans différents cantons qui ont été impactés par ce problème de vote ; on rappelle ce qui s’est passé, c’est-à-dire que visiblement, quand les personnes qui ont voulu revenir en arrière pour changer un vote, ce qui est normalement possible, eh bien, c’est le premier vote exprimé qui a été pris en compte, et pas le vote modifié. Est-ce qu’on pourrait imaginer, Marc Uyttendaele, de revoter dans certains cantons, alors qu’on avait ici une triple élection, qui avait ici des enjeux à l’échelle de toute la communauté française, notamment avec le vote européen.
MU : Oui, on peut tout imaginer, mais cela me parait extraordinairement compliqué, c’est-à-dire que par exemple, prenons l’exemple intermédiaire, qui sont les élections régionales, comment installer le parlement régional ? Tout cela poserait des problèmes considérables, donc c’est pour ça que, peut-être pour des mauvaises raisons, je crois peu à l’annulation des élections.
AR : Une dernière question, qui concerne l’essence même du vote électronique : est-ce que pour vous, c’est parce qu’ici le vote électronique a peut-être été mal conçu, ici, peut-être mal organisé ou avec du matériel vieillissant, est-ce que le fait même de confier une partie du processus à des ordinateurs pose question pour vous dans la démocratie ?
MU : Pour moi, le problème, il est majeur, c’est-à-dire que, je vous dis, je le répète, et en tant qu’électeur je trouve assez agréable de voter électroniquement, donc je ne l’ai jamais caché, mais je crois que vous ne pouvez pas confier à des techniciens qui ne sont pas contrôlés par tout le monde ; vous savez, n’importe qui peut vérifier si on a bien compté des votes papier. Quasi personne ne peut vérifier si on a bien comptabilisé des votes électroniques. Ce simple constat-là suffit à disqualifier le système. Et je vais même plus loin, il y a quelque chose de dangereux, on est dans l’ère du libéralisme tout puissant, certains veulent privatiser les prisons, ici on privatise quelque chose qui est le noyau dur de la démocratie, c’est de confier à des sociétés privées le soin de jouer un rôle déterminant dans le choix des représentants de la nation, c’est quelque chose qui est difficilement acceptable.
AR : Bien, je crois que votre analyse est claire ce soir. Merci à vous, Marc Uyttendaele, d’avoir accepté de réagir dans Soir Première.