21/06/2016: Lettre aux parlementaires bruxellois
21 juin 2016
Le Parlement bruxellois opte pour la généralisation à Bruxelles d’un système de vote et de dépouillement automatisé qui constitue dans les faits un leurre démocratique.
Monsieur le député régional bruxellois,
et Président du Parlement,
Votre session parlementaire s’est ouverte par un débat en séance plénière relatif au système de vote dans la Région. Prématuré et improvisé dans la forme, il a tourné court. Malgré tout, des auditions parlementaires ont eu lieu le 5 octobre dernier en Commission des Finances et des Affaires générales.
Depuis, par petites touches successives, on a tenté, à nouveau, de faire accroire que le « bug électoral » du 25 mai 2014 était dû à la vétusté des équipements et qu’il suffirait de s’équiper de nouvelles machines à voter pour garantir la fiabilité des prochains processus électoraux. C’est un premier leurre.
Il est en effet prouvé que c’est une erreur de programmation récente qui est à l’origine de la non-prise en compte de quelque 2250 suffrages aux dernières élections, des votes pourtant correctement exprimés par l’électeur. Que la machine à voter soit neuve ou pas, il faut la programmer, et donc risquer de refaire une erreur programmatique qui pervertira les résultats du scrutin. En informatique, le risque zéro n’existe pas non plus. Mais pour une élection, le risque n’est pas acceptable. L’accepter, c’est tout simplement renier le principe d’« un homme, une voix » ! Le contrôle du code par une société de « certification » ? Il ne peut être qu’approximatif car il est humainement et matériellement impossible de vérifier sérieusement les très nombreuses lignes de code (> 6 millions !) dans le délai imparti par l’échéancier électoral. C’est un deuxième leurre.
Dans le même temps, d’aucuns assurent que la « preuve papier » produite par les machines à voter (dont celles testées à Saint-Gilles et Woluwe-Saint-Pierre lors des deux derniers scrutins) répond bien à l’inquiétude des citoyens devant l’opacité du système utilisé jusqu’ici (avec carte magnétique). Il n’en est rien et c’est un troisième leurre.
Sur ce « ticket » unique sont imprimés en clair les choix effectués pour chacun des scrutins du jour. La dimension du ticket devant être la même pour tous (que l’on puisse voter pour une, deux ou trois voire quatre élections), la taille de la police de caractères utilisée pour transcrire ces choix est fort réduite et donc difficilement lisible pour de nombreux citoyens. Mais ce n’est pas grave puisque cette transcription ne sert pratiquement à rien. Le ticket contient surtout un code graphique bidimensionnel [1], censé contenir les choix, mais que l’on ne peut pas aujourd’hui déchiffrer. C’est pourtant lui qui sera scanné et les données qu’il contient qui seront prises en compte par la machine.
Cette traduction en clair des suffrages sert donc à faussement rassurer l’électeur, mais aussi, nous fait-on croire, à un éventuel recomptage, en cas de nécessité ! En réalité, un tel comptage manuel par des citoyens - outre qu’il n’est, jusqu’ici, pas organisé par la Loi - est concrètement infaisable, dans les conditions actuelles. Dans leur présent format, les tickets s’enroulent rendant extrêmement compliquée leur manipulation et difficile leur classement (comme on le fait avec des bulletins de vote traditionnels). Sans même reparler de leur lisibilité, le dépouillement d’une urne contenant ces tickets au format d’aujourd’hui serait donc ardu et peu fiable au vu des problèmes de manipulation. Il serait en outre nécessaire de dépouiller successivement chacun des scrutins (européen, fédéral, régional, communal), ce qui allongerait d’autant la procédure. Cette impossibilité pratique de recomptage est donc un quatrième leurre.
Il faut encore noter ici que la loi fédérale de février 2014 est totalement lacunaire quant au contrôle statistique des preuves papier, comme il est fait pourtant dans les quelques pays (extra-européens, comme le Venezuela, pays de provenance du système Smartmatic) où ce type de machine est utilisé. La loi doit prévoir le décompte manuel, par des citoyens-électeurs, de tous les tickets générés par les ordinateurs de vote dans un nombre significatif (par exemple 10 %) de bureaux de vote déterminés aléatoirement à l’issue du scrutin. S’il était constaté une différence entre comptage manuel et comptabilisation automatisée, c’est le résultat manuel qui doit prévaloir, et la loi doit, en outre, prévoir explicitement les conditions qui déclenchent le recomptage manuel des autres bulletins. L’absence de contrôle effectif de la fiabilité des résultats est donc un cinquième leurre.
De plus, comme un seul ticket montre, en clair, les choix d’un électeur pour chacun des scrutins, le dépouillement de ces tickets uniques permettra non seulement de corréler les choix de l’électeur [2] mais permettra aussi, par exemple, d’isoler le vote des étrangers [3]. Il sera donc possible d’examiner précisément le comportement électoral d’un groupe d’électeurs par rapport à un autre. Ceci n’est plus un leurre mais une atteinte directe au secret du vote.
Enfin, pour emporter votre décision en ces temps d’austérité budgétaire, certains promeuvent non pas l’achat de nouvelles machines à voter munies chacune d’une imprimante (il en faudrait de 3500 à 4000 pour équiper les bureaux de vote de la Région) mais plutôt le tour de passe-passe du leasing, encore plus dispendieux à terme. Vu le nombre réduit d’élections d’ici 20 ans (cinq scrutins groupés) et le rythme d’évolution des moyens informatiques, la société privée [4] emportant le marché public à lancer soit mettra à disposition, pendant la durée du leasing, les mêmes machines devenant plus obsolètes à chaque élection, soit prévoira une adaptation à l’évolution technologique et intègrera dans la globalité un surcoût non estimable aujourd’hui. Et que le Fédéral supporte une part de la facture ne change rien : c’est en définitive le citoyen qui paiera ! C’est un leurre de plus.
Certains comme l’AVCB prétendent même que le coût environnemental des quelque 4000 nouvelles machines à voter serait moindre que celui des isoloirs, urnes et bulletins de vote traditionnels, qui seraient par ailleurs plus chers qu’on ne pense en raison du prix de la pâte à papier. On se demande alors pourquoi la totalité des États démocratiques d’Europe, engagés par la COP 21, continue à gaspiller son argent en n’organisant que des scrutins avec bulletins en papier au lieu de réduire les coûts environnementaux et financiers en adoptant massivement les ordinateurs à voter. Peut-être intègrent-ils, eux, l’empreinte de production et d’élimination de ce matériel, voire même son impact social et de développement Nord-Sud ! Ce n’est plus un leurre, cette fois, c’est contraire à la vérité[5].
Aujourd’hui, vous devez vous prononcer, dans un délai beaucoup trop court, sur un texte issu d’un groupe de travail discret dont l’objet n’était pas d’examiner les avantages et inconvénients des différents systèmes de vote à proposer aux électeurs, mais d’améliorer le système expérimental avec preuve papier pour le généraliser. Les dés semblaient donc pipés avant même de commencer.
Cette « Proposition d’ordonnance du 13 juin 2016 modifiant l’ordonnance du 12 juillet 2012 organisant le vote électronique pour les élections communales » (Doc n°A-340/1-2015/2016) qui vous est soumise à réflexion pose questions. Une première lecture par PourEVA en relève pas moins de 15, signalées au rapporteur de ce groupe de travail. Entre autres, la question de l’annulation du vote par le Président, que le problème provienne d’une action de l’électeur ou d’un problème technique du système (impression défectueuse, impossibilité de scanner le code-barre…) n’est rien moins qu’anodine.
Depuis plusieurs années, avec PourEVA, je rencontre des femmes et hommes politiques sensibles, voire simplement en charge des compétences du processus électoral. Outre l’obstination et la crédulité technologiques, il transparaît que, pour la quasi-totalité des mandataires rencontrés, les préoccupations démocratiques cèdent allègrement le pas à la crainte des réactions de la population et/ou des fonctionnaires chargés d’organiser les scrutins. Revient comme une antienne que l’expertise des scrutins traditionnels a quasiment disparu dans nos communes et que l’électeur « ne comprendrait pas ». Quand le personnel politique vient à craindre les réactions de la population, il engage la démocratie dans une dynamique de repli, non porteuse de projet, de vision.
Avec PourEVA, j’affirme, au contraire, que rendre au citoyen le contrôle du déroulement et de la désignation de ses représentants, et l’associer plus étroitement à l’acte solennel de sa délégation de pouvoir, lui redonnera le sens de ce processus fondamental et le rapprochera de ses élus. Pour cela, il faut faire œuvre de pédagogie, et surtout faire preuve du courage politique d’affirmation de valeurs et de mise à disposition de moyens en adéquation à celles-ci.
Monsieur le député, aurez-vous ce courage ou vous contenterez-vous de généraliser le leurre démocratique que représente ce système de vote avec « preuve papier », négligeant les principes par lesquels vous détenez votre légitimité ?
Plus que jamais, je pense que le « bug de mai 2014 » impose de se réapproprier la maîtrise du fonctionnement et du contrôle de la désignation de nos représentants dont vous faites partie, et non d’en éloigner encore un peu plus l’électeur.
Démocratiquement vôtre,
21 juin 2016
Patrick DEZILLE
Electeur bruxellois, membre de PourEVA
[1] Techniquement dit « datamatrix », de la même famille que le code « QR », extension du vieux concept de code à barres.
[2] Par exemple, cet électeur-ci vote libéral au Fédéral, écologiste à la Région, et socialiste aux Européennes.
[3] Car leurs tickets seraient différents de ceux des Belges.
[4] Comme l’a montré le « bug de l’an 2014 », les pouvoirs publics ne disposent plus de l’expertise technique nécessaire en ses rangs.